Sensorialité et orthophonie

Nous évoquons de plus en plus les troubles sensoriels des enfants que nous recevons en orthophonie. Nous les évaluons à l’aide d’une anamnèse et de questionnaires parentaux le plus souvent, voire d’évaluations cliniques.

Quels sont les processus qui nous permettent d’appréhender notre environnement via nos sens ?

Comment nos perceptions sont-elles influencées ? 

Quel est l’impact de ces perceptions sur nos comportements ?

Si les traitements sensoriels sont à la base du développement cognitif et émotionnel n’existe-t-il pas également un impact de notre cognition sur la perception ?

C’est ce que nous essaierons de traiter dans cet article.

Comment traitons-nous les informations sensorielles auquel notre environnement nous soumet ?

Nous avons plusieurs types de capteurs sensoriels ce qui nous permet d’identifier 11 sens :

Les plus connus :

  • La vue (yeux)
  • Le goût (langue)
  • L’olfaction (nez)
  • L’audition (oreille)
  • Le toucher (peau)

Le toucher est finalement un sens très complexe qui regroupe 3 types d’informations :

  • Thermique
  • Vibratoire
  • Toucher de surface : somesthésie
  • Toucher profond : pression sur la peau

Par ailleurs, on identifie d’autres sens moins connus

  • Vestibulaire : sens de l’équilibre
  • Proprioceptif : informations émanant de nos muscles et tendons, nous permettant de situer notre corps dans l’espace, de programmer les bons gestes et la bonne force musculaire pour « monter l’escalier », « tourner les pages d’un livre sans les déchirer », « laver notre corps », « marcher sur n’importe quel support en gardant l’équilibre », …
  • Viscéral : sensations internes comme celles perçues quand on boit de l’eau très froide, ou que notre ventre gargouille, …
  • Nociceptif : sensation de douleur

Les sens. Traitements sensoriels et orthophonie

Discrimination et modulation

Le traitement de ces informations sensorielles repose sur deux mécanismes, la discrimination (ressentir la stimulation) et la modulation (réagir à la stimulation).

Les enfants qui manquent de précision sur les entrées sensorielles touchées voient leurs capacités de discrimination impactées.

Concernant la modulation, nous devons penser aux enfants « agités » qui pourraient manifester une intolérance à des stimuli de leur environnement. Notre mission serait donc de participer avec nos outils cliniques au recensement de ces stimuli aversifs.

Nous reviendrons plus tard sur le fonctionnement et le rôle de chacun de ces processus mais nous pouvons déjà évoquer que les enfants pour lesquels nous suspectons des troubles de régulation sensorielle présentent des difficultés de mise en œuvre d’un ou deux de ces processus complexes.

11 entrées sensorielles pour des traitements multimodaux

Le traitement isolé de chaque stimulus ne représente qu’une petite partie du mécanisme de régulation sensorielle. Ce qui va être encore plus important pour le développement des apprentissages est la coordination des divers sens entre eux.

Certains de ces sens ont plus d’importance que d’autres dans le développement de l’enfant (comme la vue, l’audition).

Certains de ces sens s’appuient les uns sur les autres (le sens vestibulaire et la proprioception, le goût et l’olfaction, …), et d’une manière générale, le traitement de notre environnement se fait de façon multimodale, c’est-à-dire via plusieurs entrées sensorielles. C’est grâce au traitement sensoriel multimodal, que l’environnement prend sens, que l’enfant peut comprendre ce qu’il se passe autour de lui, et développer des comportements réponses adaptés.(1)

Dès la naissance, les bébés sont capables de faire des transferts multimodaux (2)(3) (= pouvoir déduire des informations visuelles à partir de sensations tactiles par exemple).  Le cerveau est équipé dès le départ pour faire de tels traitements.

Ainsi dès le début de leur vie, les bébés vont s’approprier une compréhension du monde environnement via leur multi sensorialité.

Traitements multimodaux

Dans le cadre de troubles neuro-développementaux, les enfants peuvent présenter des difficultés pour mettre en concordance leurs différents sens et ainsi accéder au traitement multimodal qui nécessite à la fois un traitement unitaire et coordonné (traitement séquencé) de chaque stimulus et en même temps une mise en relation de chaque sens (traitement simultané).

Comment faire le tri parmi les stimulations nombreuses de l’environnement ?

 Deux aspects entrent en jeu à ce niveau. Tout d’abord le traitement physiologique de la pertinence de l’information via son intensité ou sa durée, mais aussi un traitement attentionnel plus volontaire qui permet de traiter plus précisément les informations visées parmi un flux continu d’autres stimuli. Ces deux processus permettent la discrimination des stimuli et fonctionnent conjointement.

En règle générale, la réaction aux différents stimuli de l’environnement dépend d’une ligne de base de réception (seuil de réactivité). Ces seuils sensoriels jouent un rôle fondamental dans ces traitements, puisqu’ils participent à la mise en alerte de l’organisme et à la finesse du traitement. Chaque individu possède, dès son développement précoce, sa propre capacité à recevoir chaque stimulus. Dans le développement standard, on retrouve des seuils de réactivité moyens qui permettent de définir des critères de « normalité ».

La force du système neuro-cognitif de l’humain permet une régulation naturelle de ces seuils sensoriels. Au fur et à mesure des expériences de vie, très tôt dans la vie, le cerveau apprend à traiter uniquement les stimuli pertinents (d’une intensité et durée congruente avec l’expérience vécue). Le système nerveux apprend donc au gré des expériences à ne plus se mettre en alerte quand cela ne le mérite pas. Concrètement c’est ce processus qui permet de comprendre qu’un citadin « n’entend » plus le brouhaha des boulevards, alors que quelqu’un qui habite dans un environnement plus silencieux restera sensible à ces particularités environnementales ; les bruits de klaxons peuvent faire sursauter les uns, et pas les autres, selon les habitudes de vie de chacun.

Les enfants jeunes doivent expérimenter leur environnement pour d’une part réguler leurs seuils sensoriels, faire du sens, puis porter volontairement leur attention autour d’informations spécifiques. Il est donc normal que les traitements sensoriels puissent paraître atypiques chez les petits (si on les compare à ceux des grands), puisque leur système nerveux est en pleine maturation.

Pour un apprentissage de bonne qualité et un développement harmonieux, il apparaît important de proposer aux tout-petits des stimuli régulièrement proches des seuils de réactivité standard ; le système perceptivo-cognitif de l’enfant peut plus facilement traiter et coordonner des stimuli « moyens ». Il est donc pertinent de baigner l’enfant dans un environnement que l’on dirait sensoriellement modéré (lumière douce, fond sonore cohérent, mouvement régulier).

Nous avons parlé du développement standard mais que se passe-t-il chez les enfants porteurs de troubles neurodéveloppementaux : TSA, TDAH, Trouble d’Acquisition des Coordination, dyspraxie, dysphasie… 

Tous ces enfants ont une particularité dans le traitement des informations sensorielles On parle de dysrégulation sensorielle. Les deux aspects du traitement sensoriel (discrimination et modulation) sont impactés. Le tri des informations reçues est perturbé par des seuils de réactivité sensorielle (ligne de base) hypo ou hypersensibles, voire par la fluctuation de ceux-ci dans leur quotidien.

D’autre part, on sait que les facteurs attentionnels sont différents chez ces enfants. Il est décrit une incapacité à faire des liens entre les différents éléments et des difficultés pour filtrer les informations pertinentes. Cette particularité est appelée défaut de cohérence centrale. Plus précisément, ces enfants peuvent peiner à inhiber certaines entrées sensorielles pourtant non pertinentes ou inversement focaliser leur attention sur des stimuli interférents. Les seuils sensoriels sont alors dits « atypiques » répertoriés sous deux formes  : des seuils bas qui provoquent une mise en alerte excessive et des seuils hauts qui semblent être à l’origine d’une perception minime.  Un exemple pourrait être celui de l’enfant qui se met en alerte pour un tout petit son de lave-vaisselle dans une autre pièce (seuils bas) ou celui qui aimera particulièrement les mets épicés, salés, piquants (seuils hauts).  

L’impact se joue aussi sur les réactions comportementales (modulation) selon 3 critères : la sur-réaction, le repli ou l’absence de réaction.

Les seuils sensoriels atypiques

Co-construction de la perception : traitements sensoriels et émotionnels

La régulation des seuils sensoriels se fait chez les jeunes enfants grâce aux expériences sensorielles permises par l’environnement, mais aussi via l’étayage que les parents proposent pour accompagner tant la compréhension des sensations, que les émotions que cela génère, notamment la peur et le plaisir. Nous pouvons illustrer le propos au gré de l’exemple du bruit de l’aspirateur qui peut générer de la peur chez le tout petit enfant ; les parents vont se montrer empathiques, apaiser les pleurs, montrer plus précisément à l’enfant de quoi il s’agit, … Ils vont participer à accompagner sa compréhension. Au fil du temps, l’enfant, en entendant l’aspirateur, viendra vérifier si le bruit entendu est bien celui auquel il pense, regardera l’aspirateur de loin, toujours un peu inquiet. Les parents poursuivront leur étayage, rassureront leur enfant. A terme, il entendra l’aspirateur sans s’en soucier. Son système nerveux ne reconnaîtra plus ce bruit comme étant un signal d’alerte pertinent. Le bruit de l’aspirateur sera alors reconnu (= discrimination) et perçu (= compris comme un objet certes bruyant mais inoffensif) Le comportement réponse sera donc modulé.

Traitement sensoriel. L'aspirateur

De même, les transferts de modalités sensorielles et la mémoire émotionnelle associée, permettent de comprendre le comportement réponse observé ; nous pouvons, par exemple, reconnaître une banane (précédemment expérimentée de manière multimodale) en la touchant à travers un sac opaque. Si nous détestons les bananes, il se peut que notre visage affiche dans le même temps un visage de dégoût, ou que nous ôtions rapidement la main du sac (sensations / expression d’émotions). Les expériences positives / plaisantes, tendront à être recherchées à nouveau, tandis que les expériences négatives / désagréables, amèneront une réticence, une fuite ou une manifestation comportementale excessive.

Les traitements sensoriels sont donc étroitement liés aux traitements émotionnels. Les enfants deviennent peu à peu experts des événements les plus courants dans leur quotidien, et développent des réponses de mieux en mieux ajustées.

Les traitements émotionnels et sensoriels sont en interaction. Ils s’auto-influencent. La perception est au croisement de ces traitements. La compréhension de l’environnement et la forme des réponses comportementales sont le fruit d’une perception issue de ces traitements.

Lors du développement de l’enfant, l’environnement, notamment parental, joue un rôle fondamental dans le tissage des perceptions. Il les accompagne tant dans la compréhension des sensations que dans leur régulation émotionnelle suite à des stimulations.

Il est donc important au fil du développement de permettre une bonne association perception/émotion. Les émotions peuvent venir consolider des difficultés de régulations sensorielles et au contraire des traitements sensoriels de bonne qualité peuvent être altérés par une charge émotionnelle négative conjointe.

Comportements réponses

Au quotidien, face à un grand nombre de stimuli, les enfants apprennent donc à adapter leurs réponses comportementales : langagières, motrices, sociales, en fonction de leurs traitements sensoriels et émotionnels.

On comprend donc bien pourquoi dans le cadre des troubles de l’intégration sensorielle des enfants TSA, TAC, TDA/H, dysphasique les actions motrices, les comportements sociaux, les productions langagières sont bien différentes de ce qui est attendu. Plus concrètement, comment un enfant qui obtiendrait des réponses tactiles, vestibulaires, proprioceptives non ajustées pourrait se tenir debout, marcher, être habile avec une paire de ciseaux de la même manière que celui qui intègre depuis toujours des sensorialités moyennes. Comment l’enfant TSA qui n’accède pas au son « voix », qui ne peut traiter visuellement que des détails non intégrés, qui se trouve en permanence dans un univers décousu anxiogène pourrait interagir facilement.

Les représentations cognitives 

Plus tard dans le développement un troisième facteur majeur s’ajoute à cette co-construction sensori-émotionnelle.

Nos cognitions (pensées conscientes, connaissances acquises) viennent rapidement influencer notre sensorialité, nos émotions et les liens qu’elles entretiennent.

On peut parler de « représentations ». Concrètement, nous pouvons développer des comportements aversifs face à des situations identifiées comme « non supportables », « non souhaitables » que ce soit sur le plan sensoriel, mais aussi sur le plan cognitif. Ce ne sont pas seulement les stimuli ni la mémoire sensorielle qui conditionnent nos réactions, mais aussi nos connaissances / croyances préalables qui teintent nos perceptions et nos émotions.

L’idée de manger un insecte, peut par exemple être d’emblée jugée comme « impossible », avant toute expérience sensorielle avec le produit. A la dégustation, la perception sensorielle et la modulation émotionnelle pourraient en être troublée et l’aliment non apprécié à tort. Plus l’individu développe ses connaissances, ses croyances, plus l’impact cognitif est important.

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Nous comprenons alors qu’il soit possible de développer des troubles alimentaires sur fond de troubles sensoriels, majoré par un impact émotionnel et par ce traitement cognitif. Nous pourrions parler de cascade développementale.

En conclusion, nous retiendrons que les traitements sensoriels sont au croisement de phénomènes multiples et intégrés :  internes (physiologiques, neurologiques), mais aussi externes (expériences sensorielles accessibles, étayage environnemental) d’où l’importance, pour nous professionnels, d’analyser précisément la nature et le fonctionnement des troubles des enfants. Seule une analyse fine et individualisée peut permettre une prise en charge et des préconisations adaptées.

(1)Intégration sensori-motrice. Cortex d’intégration

(2) Gentaz, Édouard, et Karine Mazens. « Les nouveau-nés sont-ils capables de voir avec leurs mains ou de toucher avec leurs yeux ? », Devenir, vol. vol. 18, no. 3, 2006, pp. 263-281.

(3) Meltzoff, A. N., & Borton, R. W. (1979). Intermodal matching by human neonates. Nature, 282(5737), 403–404.

Article coécrit par

Elodie ALLAIS, Psychologue à Marcq-en-Baroeul (59)

& Elisa LEVAVASSEUR, orthophoniste à Rouen (76)