TAP : ne pas confondre symptômes et causes

Trouble Alimentaires Pédiatriques : ne pas confondre symptômes et causes

Les troubles sensoriels :

modéliser les causes pour orienter les soins

L’hypersensibilité sensorielle est devenue un thème omniprésent. Elle circule sur les réseaux sociaux, irrigue les discours éducatifs, et se trouve même parfois valorisée comme un trait d’identité. Dans ce contexte, des stratégies de désensibilisation sont fréquemment proposées — parfois sous forme de recettes — comme réponse automatique à toute conduite d’évitement.

Mais dans le cadre des troubles alimentaires pédiatriques (TAP), cette simplification pose un véritable problème clinique. Elle laisse penser qu’il suffirait de confronter l’enfant à ce qu’il évite, de façon répétée et graduée, pour qu’il finisse par s’y habituer. Or, cette approche, si elle n’est pas guidée par une hypothèse étiologique différenciée, risque de manquer sa cible. Ce que l’on interprète comme une hypersensibilité peut être le produit d’un trouble du neurodéveloppement, d’un environnement appauvri, d’un système relationnel figé ou d’un ensemble de représentations construites au fil du temps.

Ce n’est donc pas l’existence de l’hypersensibilité sensorielle qu’il faut interroger, ni les outils conçus pour l’aborder. C’est l’automatisme d’un raisonnement qui réduit le soin à un protocole, sans prendre en compte le parcours de l’enfant. C’est dans cette perspective que cet article propose une modélisation clinique des facteurs pouvant expliquer ou maintenir les troubles sensoriels, afin de réorienter nos choix thérapeutiques avec plus de justesse.

Pourquoi modéliser avant d’agir ?

Deux enfants présentant un évitement alimentaire marqué peuvent avoir des histoires, des profils sensoriels et des dynamiques familiales radicalement différents. Une même conduite observable peut ainsi être le produit :
– d’un trouble neurodéveloppemental,
– d’un défaut d’exposition sensorielle précoce,
– d’une stratégie éducative protectrice,
– ou encore de croyances ancrées dans l’histoire de l’enfant.
Sans modélisation, l’intervention cible le symptôme visible. Avec un raisonnement structuré, elle peut s’ajuster à ses causes et ses mécanismes de maintien.

Un cadre explicatif différencié

Les profils d’évitement sensoriels ne relèvent pas que d’une seule origine. Il peuvent émerger de 4 grandes logiques étiologiques :

1. Facteurs neurodéveloppementaux
2. Facteurs contextuels et environnementaux
3. Facteurs relationnels et émotionnels
4. Facteurs cognitifs de maintien

Modèle explicatif différencié des troubles de la modulation sensorielle. E.Levavasseur Mars 2025 ©

Ce cadre s’utilise après évaluation (notamment via le Profil sensoriel de Dunn 2), comme support au raisonnement, et non comme une classification figée.

Deux exemples cliniques illustrant l’impact du raisonnement différencié

Élise, 3 ans et demi — Une exposition sensorielle limitée dès la petite enfance

Élise manifeste une forte réticence face aux nouvelles expériences alimentaires. Elle accepte peu d’aliments, évite de manipuler les matières lors des jeux, et montre une posture corporelle globalement retenue. Les repas sont ritualisés, très anticipés par les adultes, et guidés par la recherche de confort.

Ses parents décrivent une enfant “qui n’aime pas quand ça change”, “très sensible depuis toujours”. Ils rapportent qu’elle a grandi dans un environnement stable mais peu stimulant sensoriellement. En raison de leur volonté de ne pas la contrarier, ils ont écarté les situations qui pouvaient provoquer du rejet (activités salissantes, plats imprévisibles, repas collectifs). Ils ont progressivement structuré son quotidien autour d’ajustements anticipés.

L’évaluation, incluant le Profil sensoriel de Dunn 2, met en évidence une hypersensibilité tactile orale et manuelle marquée, en cohérence avec les comportements rapportés. Le langage est bien installé, et le développement global apparaît dans la norme.

L’hypothèse retenue est celle d’une modulation sensorielle inefficace, probablement secondaire à une limitation des occasions d’exploration sensorielle autonome dans la petite enfance. Le facteur principal n’est pas un trouble neurodéveloppemental, mais un environnement appauvri en sollicitations diversifiées, renforcé par des stratégies parentales d’évitement.

Dans ce contexte, une intervention ciblée sur la désensibilisation alimentaire directe serait prématurée si elle ne s’inscrit pas dans un travail de réouverture sensorielle plus global, engageant le corps, le plaisir, et les contextes non alimentaires.

L’intervention proposée repose sur :
• des jeux d’exploration multisensorielle choisis pour déclencher la curiosité corporelle sans enjeu de performance,
• un travail parental sur la tolérance à l’inconfort, la reformulation des discours anticipateurs (“elle n’aime pas ça”) et l’encouragement à l’imprévu,
• une réintroduction très progressive des expériences alimentaires partagées dans des contextes de plaisir.

Mathis, 8 ans — Une représentation rigide installée dans le temps

Mathis est un garçon de 8 ans, scolarisé sans accompagnement et décrit par ses enseignants comme calme, curieux et autonome. À la maison, son alimentation reste cependant très restreinte. Il refuse de nombreux aliments, évite systématiquement les textures nouvelles, et prend ses repas dans un cadre très ritualisé, toujours à domicile.

Ses parents rapportent qu’il a toujours été “très sensible” : dès les premières cuillères, il réagissait de manière exagérée aux textures épaisses ou filandreuses. Ils ont progressivement adapté son environnement alimentaire pour réduire son inconfort : plats prévisibles, textures lisses, suppression des repas collectifs. L’ensemble de ces ajustements a été guidé par une volonté bienveillante de le protéger.

Lors du bilan orthophonique, Mathis verbalise : “je suis un enfant qui ne peut pas manger comme les autres”, “je déteste avoir des choses dans la bouche”, “je sens tout”. Le Profil sensoriel de Dunn 2 met en évidence une hypersensibilité tactile orale marquée, en cohérence avec les comportements observés. Aucune autre modalité sensorielle n’apparaît altérée. Il n’existe pas d’argument en faveur d’un trouble neurodéveloppemental global ni de trouble oro-moteur primaire.

L’analyse clinique suggère une hypersensibilité initiale réelle, aujourd’hui renforcée par un système de représentations cognitives rigides, co-construit avec l’environnement. L’enfant est enfermé dans un discours identitaire sur ses “incapacités alimentaires”, discours repris par les adultes autour de lui.

Dans ce contexte, une désensibilisation sensorielle basée sur une progression hiérarchisée des expositions, sans mise au travail des croyances associées, risquerait d’être inefficace, voire contre-productive.

L’intervention s’appuie alors sur :
• une remise en question douce mais active des croyances installées,
• des expériences sensorielles plaisantes, sans enjeu alimentaire direct, visant à restaurer la curiosité orale,
• un accompagnement parental ciblé, visant à modifier les récits quotidiens et à ouvrir de nouvelles perspectives d’action.

Choisir un soin, c’est choisir une hypothèse

La désensibilisation n’est pas à écarter. Mais elle ne peut être une réponse automatique. Dans certains cas, l’enfant a besoin d’un travail corporel progressif ; dans d’autres, d’une réintégration relationnelle sécurisante ; dans d’autres encore, d’une approche cognitive qui remet en question ses anticipations et ses croyances. Le soin pertinent est celui qui cible le facteur en jeu.
Cette modélisation ne vise pas à corriger les approches actuelles, mais à renforcer leur efficacité en les articulant plus finement aux trajectoires individuelles.

Conclusion

Un protocole qui fonctionne rassure. Mais appliqué mécaniquement, il peut court-circuiter notre raisonnement. Penser l’étiologie, c’est renoncer au confort du prêt-à-soigner.
Comprendre un trouble sensoriel dans le cadre des TAP ne se limite pas à observer un comportement. C’est interroger son origine, sa trajectoire, et les mécanismes qui le maintiennent. Face à des réactions similaires, les facteurs impliqués peuvent différer profondément. Sans modélisation, l’intervention risque d’être mécaniquement alignée sur le symptôme. Avec un raisonnement différencié, elle gagne en précision et en pertinence.
Le cadre proposé ne remplace aucun outil existant. Il soutient le raisonnement clinique, renforce la cohérence des choix thérapeutiques et replace l’histoire de l’enfant au cœur du soin.

NB : Ce cadre s’intègre dans un outil clinique global en cours de finalisation, visant à structurer l’analyse étiologique des TAP. Il complète notamment les apports du Profil sensoriel de Dunn 2 et soutient les professionnels dans la formulation d’hypothèses cliniques différenciées.